La prise en charge des cardiopathies pendant la grossesse est un défi médical complexe qui nécessite une approche multidisciplinaire impliquant cardiologues, obstétriciens, anesthésistes et néonatologistes.

1. Introduction :

Les cardiopathies compliquent environ 1 à 4 % des grossesses et représentent une cause majeure de morbidité et mortalité materno-fœtale.

Grâce aux avancées médicales et chirurgicales, de plus en plus de femmes atteintes de cardiopathies congénitales ou acquises parviennent à mener une grossesse à terme.

Cependant, ces patientes nécessitent une prise en charge multidisciplinaire rigoureuse pour minimiser les risques.

2. Épidémiologie et physiopathologie :

1) Prévalence :

– Cardiopathies congénitales (75 % des cas) : communication interventriculaire (CIV), tétralogie de Fallot, syndrome d’Eisenmenger.

– Cardiopathies acquises : valvulopathies (rhumatismales ou dégénératives), cardiomyopathies (dont la cardiomyopathie du péripartum), coronaropathies.

2) Modifications hémodynamiques de la grossesse :

La grossesse impose des changements hémodynamiques significatifs qui peuvent décompenser une cardiopathie préexistante (sténose valvulaire, HTAP) ou révéler une maladie cardiaque sous-jacente :

– Augmentation du volume sanguin (hypervolémie) : le volume plasmatique augmente de 30 à 50 %, entraînant une augmentation du débit cardiaque.

– Augmentation du débit cardiaque (30 à 50 %) dès le 1er trimestre.

– Fréquence cardiaque : elle augmente de 10 à 20 battements par minute.

– Diminution des résistances vasculaires systémiques (effet vasodilatateur des œstrogènes et de la progestérone).

– Modifications de la coagulation : il y a un état d’hypercoagulabilité (pour préparer l’accouchement) ⇒ risque thrombo-embolique accru, en particulier chez les patientes avec des valves cardiaques mécaniques.

Les femmes atteintes de cardiopathies doivent être évaluées avant la conception pour déterminer les risques potentiels.

3. Types de cardiopathies et risques associés :

1) Cardiopathies congénitales :

Les femmes avec des cardiopathies congénitales complexes, comme le syndrome d’Eisenmenger, ont un risque accru de complications.

Les shunts gauche-droite peuvent s’inverser pendant la grossesse, augmentant le risque d’insuffisance cardiaque.

2) Valvulopathies :

Les sténoses et les insuffisances valvulaires peuvent se décompenser pendant la grossesse.

Sténose mitrale : risque d’œdème pulmonaire dû à l’augmentation du débit cardiaque.

Sténose aortique : risque élevé d’ischémie myocardique et d’insuffisance cardiaque.

Insuffisance mitrale et aortique : généralement mieux tolérées, mais nécessitent une surveillance étroite.

3) Cardiomyopathies :

Cardiomyopathies : les cardiomyopathies dilatées ou hypertrophiques peuvent se détériorer pendant la grossesse en raison de l’augmentation de la charge de travail cardiaque.

4) Hypertension artérielle pulmonaire (HTAP) :

Associée à un risque très élevé de mortalité maternelle. La grossesse est souvent contre-indiquée.

4. Classification du risque cardiovasculaire (mWHO) :

L’OMS a établi une classification modifiée (mWHO) pour stratifier le risque :

Classe mWHORisqueExemples
IRisque négligeablePetites CIV fermées, CIA opérées
IIRisque faibleCIA non compliquée, valvulopathie minime
II-IIIRisque modéréValvulopathie modérée, cardiopathie cyanogène corrigée
IIIRisque élevéHTAP, syndrome de Marfan avec aorte > 45 mm, cardiomyopathie hypertrophique obstructive
IVRisque très élevé (grossesse contre-indiquée)HTAP sévère, dysfonction VG sévère (FE < 30 %), syndrome d’Eisenmenger

*(Source : ESC 2018 – Guidelines on cardiovascular diseases and pregnancy)*

5. Évaluation préconceptionnelle :

Une consultation préconceptionnelle est indispensable pour :

– Évaluer le risque maternel et fœtal (score mWHO), par :

. une étude des antécédents médicaux et un examen physique,

. des examens complémentaires :

. Échocardiographie : évaluer la structure et la fonction cardiaque.

. ECG : détecter les arythmies et les ischémies.

. Tests d’effort : évaluer la tolérance à l’effort chez les patientes symptomatiques.

. IRM cardiaque : en cas de suspicion de cardiomyopathie complexe.

– Optimiser le traitement (ajustement des médicaments tératogènes : IEC, ARA2, warfarine en début de grossesse).

– Proposer une correction chirurgicale pré-grossesse si nécessaire (remplacement valvulaire, fermeture de shunt).         

6. Prise en charge pendant la grossesse :

1) Surveillance clinique et paraclinique :

a) Surveillance maternelle étroite : tout au long de la grossesse.

– Clinique : recherche de dyspnée, œdèmes, souffle cardiaque nouveau ou aggravé.

– Une surveillance régulière par échocardiographie, ECG et Holter.

– Consultations multidisciplinaires.

– Médicaments : l’utilisation de médicaments pendant la grossesse doit être soigneusement évaluée en termes de bénéfices et de risques pour la mère et le fœtus.

– Les patientes à haut risque peuvent nécessiter une hospitalisation pour une surveillance plus intensive.

b) Surveillance fœtale :

Surveillance échographique régulière pour évaluer la croissance et le bien-être fœtal.

Les visites prénatales doivent être plus fréquentes et inclure des évaluations cardiaques régulières.

Suivi Multidisciplinaire : un suivi régulier par une équipe multidisciplinaire est crucial.

Une consultation précoce avec un anesthésiste est cruciale pour planifier la gestion de la douleur et l’anesthésie pendant l’accouchement.

2) Traitement médical :

– Diurétiques (furosémide), en cas d’insuffisance cardiaque : à utiliser avec prudence pour éviter la réduction du volume sanguin (hypovolémie).

– Bêta-bloquants (aténolol, labétalol) pour les cardiopathies obstructives, les cardiomyopathies hypertrophiques, certaines arythmies..

– Antiarythmiques : certains antiarythmiques peuvent être utilisés sous surveillance étroite.

– Anticoagulants : pour les patientes à risque thromboembolique, avec adaptation des doses et surveillance (HBPM préférée aux AVK en raison du risque tératogène).

– A éviter les médicaments tératogènes : inhibiteurs de l’enzyme de conversion de l’angiotensine (IECA).

3) Situations à haut risque :

– HTAP : mortalité maternelle 30 à 50 % → contre-indication formelle à la grossesse.

– Syndrome d’Eisenmenger : risque majeur de shunt droit-gauche et de mort subite.

– Sténose mitrale serrée : risque d’œdème pulmonaire (débit cardiaque augmenté + tachycardie).

7. Travail et accouchement :

Planification : l’accouchement doit être planifié dans un centre médical capable de gérer les urgences cardiaques et néonatales.

1) Modalités d’accouchement :

– Préférence pour un accouchement par voie basse (si stable hémodynamiquement) :

. avec une analgésie péridurale pour réduire le stress hémodynamique,

. un monitoring : surveillance continue de la pression artérielle, la saturation en oxygène et le rythme cardiaque,

. une période de délivrance raccourcie.

– Césarienne programmée si :

. Risque hémodynamique élevé (HTAP, dissection aortique).

. Traitement anticoagulant en cours (risque hémorragique).

2) Précautions anesthésiques :

– L’analgésie péridurale est souvent recommandée pour réduire la douleur et le stress hémodynamique (collaboration étroite avec l’anesthésiste pour éviter les variations hémodynamiques brutales).

– Rachianesthésie prudente (risque de chute tensionnelle).

En général, pour les patientes cardiaques : l’analgésie péridurale est souvent préférée en raison de son impact hémodynamique plus progressif et contrôlable.

– Éviter les vasodilatateurs en cas de sténose aortique/mitrale.

8. Post-partum :

1) Surveillance :

Risque accru de décompensation cardiaque dans les premiers jours post-partum, due aux changements hémodynamiques. Une surveillance étroite est nécessaire pendant au moins 72 heures après l’accouchement.

2) Allaitement :

Possible, sauf si traitement contre-indiqué (amiodarone, warfarine à forte dose).

3) Contraception :

Discussion sur les méthodes contraceptives adaptées, en évitant les œstrogènes chez les patientes à risque thromboembolique.

4) Conseil génétique :

Pour les patientes avec des cardiopathies congénitales, en vue de grossesses futures.

9. Conclusion :

La prise en charge des cardiopathies en grossesse repose sur :

– Une évaluation préconceptionnelle rigoureuse.

– Une collaboration multidisciplinaire (cardiologue, obstétricien, anesthésiste).

– Une surveillance hémodynamique rapprochée.

– Un accouchement planifié dans un centre spécialisé.

Les progrès de la cardiologie interventionnelle et de l’obstétrique permettent aujourd’hui à de nombreuses femmes cardiaques de mener une grossesse à terme, mais certaines situations (HTAP, Eisenmenger) restent formellement contre-indiquées en raison d’un risque maternel inacceptable.

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